Une complicité unit le monde sensible, soit ce qui est présent sous nos yeux, et l’abîme cosmique. De cela, les paysages que peint Christine Bry sont la claire illustration. Le concret - la floraison d’un pêcher, d’un amandier -, est issu de l’informe, naît de l’illimité. De brassages aveugles. Le lointain est de passage et impose sa marque ; on le voit aux vastes, aux puissants mouvements tournants qui affectent le terrain à quelques pas seulement des arbres.
Des prés, un pêcher en fleurs - on cherche un troupeau, pour le moins un agneau égaré sous un arbre... C’est une pastorale. Mais le chemin ondoie vers un bois sombre au-dessus duquel flotte un soleil pâle, et le doute s’insinue : est-ce le soleil qui flotte dans un ciel liquide ou bien la lune errante dans une nuit lactée et mauve ? S’agit-il d’un petit matin de printemps brumeux ou d’un rêve nocturne porteur de mélancolie sous une lune voilée dérivant parmi de mouvantes nues ? Car elles bougent ces nuées, tournoient comme le fait ce sentier qui disparaît entre les arbres échevelés. Le pêcher penche et se courbe sous une bourrasque imprévue qui fait vaciller le paysage.
Christine Bry est venue comme naturellement à la peinture, mue par une nécessité intérieure. Dès l’enfance elle est attirée, ravie (au sens fort du terme, celui que lui donne Marguerite Duras dans « Le ravissement de Lol V.Stein ») par la peinture. Enlevée, capturée, victime consentante d’un rapt joyeux. Le ravissement n’est-il pas à l’œuvre dans l’expérience esthétique ? Sa mère, italienne, n’est pas étrangère à cette fascination précoce. Fascination enrichie par la visite des musées de France et d’Italie où l’entrainaient ses parents et par les longues heures passées, adolescente, à contempler des reproductions dans les livres d’art.
Le même petit cheval d’ici à Lascaux, de Lascaux à la grotte Chauvet, soit un saut de dix-huit mille ans, et encore de dix-huit
mille ans, comme si en trente-six mille ans le monde s’était livré à un vertigineux exercice de surplace, ou du moins que sur
l’essentiel – le miracle de la vie, l’effroi de la mort – il n’avait pas beaucoup appris. Or pour tout le monde la cause
semble entendue.
Qu’est ce qui nous émeut, lorsque nous contemplons des ruines ? La ruine nous bouleverse, parce qu’elle est… ruinée.
C'est-à-dire parce que sa dégradation nous donne à méditer sur notre condition mortelle, mais encore parce que cette perte
irrémédiable nous autorise à faire preuve d’imagination - remplir les vides, noircir les blancs. Ce qui passionne, dans l’art
issu de la préhistoire ou de l’Antiquité, tient à ses fragmentations et ses lacunes (un tesson de poterie est une incitation
au rêve bien supérieure à une poterie entière).
Christine Bry, à l’évidence, est inspirée par les peintures pariétales et par les fresques pompéiennes.
Sa rencontre avec la philosophie a conduit tout naturellement Christine Bry vers la peinture. Au cours de ses années d'étude à
Lyon, elle a soutenu un mémoire d'esthétique intitulé « Présence et Création de l'œuvre d'art », avant d'aborder elle-même les
difficultés et les bonheurs de la création.
La chair et l'argument, le geste et la pensée, la figuration et l'abstraction ...
Mon travail de poète et de romancier gravite depuis longtemps autour de ce face-à-face qui, je crois, nous constitue, nous
nourrit. II s'agit d'un dialogue essentiel, une sorte de danse des contraires à la fois somptueuse, déroutante et jubilatoire.
La peinture de Christine Bry éclaire cette problématique avec une sorte de courage qui force l'admiration.
Elles ne se regardent pas. Elles sont noires et blanches, deux rives opposées, unies, chacune regardant l'autre par le côté
de l'invisible où la lumière pénètre. Elles sont deux sœurs, deux faces d'une seule paroi et en même temps la droite et la
gauche du monde.
Ce sont d'étroites fenêtres par où nous regarde l'Infini. Nous regarde? Non, à vrai dire. En ces yeux allongés, à l'expression
pensive, à la fois sévère et sereine, qui ne nous considèrent nullement, l'abîme affleure; érigé en de clairs visages aux
lèvres closes, le plus souvent féminins, il se laisse simplement contempler.
D’encombrantes nuées, souvent, accroissent leur isolement. Enfin, tout près, il y a la brume. Elle est cause de la précarité, de l’incertitude des contours qui s’ajoute à la mouvance océanique de l’ensemble, bien que son voile léger adoucisse le mystère de ce monde, comme le font également les couleurs que l’artiste a choisies.
C’est l’abîme, quoi qu’il en soit - le paysage n’est guère qu’un radeau placé sur ce magma inquiétant qui dissimule toutefois à notre vue le gouffre stellaire sous-jacent -, c’est donc l’abîme qui fleurit. L’Énigme sait se faire délicate. Localement, un tendre, un poétique, un intime climat d’alcôve ferait oublier les forces sauvages, si celles-ci, tout près, ne rôdaient pas.
Christine Bry, concurremment avec les tableaux de paysages et avec ceux qu’elle regroupe sous le titre d’Annonciations, peint des toiles non figuratives. Sont-elles pour autant «abstraites», ainsi qu’on pourrait être tenté de le penser ? Il n’en est rien. Ce qu’on y voit est la matière immense en proie à la perpétuelle genèse d’où sortira le palpable et l’organisé figurant dans les tableaux des autres séries ; d’où surgira le concret. Christine nous dit ainsi à sa manière que nous ne devrions plus considérer les choses et les êtres sans que cette genèse ne nous soit présente à l’esprit. Que leur engendrement par l’informe tient du prodige. Qu’en conséquence il en accroît le prix. Cependant une fragilité en découle.
La nudité de la jeune femme qui se tient derrière la vitre de chaque Annonciation met en évidence cette constitutive vulnérabilité. L’abri en lequel elle se tient (véranda, serre ? Mais peu importe) est trop précaire pour y mettre fin. De cela elle semble avoir pris conscience soudain. Son regard se porte au loin, au-delà de l’immédiateté. Elle s’interroge.
Pour nous (pour elle donc, tout aussi bien), cette inquiétude née au cœur de la limpidité, de l’innocence, n’annule pas la beauté du visible que la jeune femme représente, ne fait pas passer d’ombre sur la dignité de ce qui est. c’est même tout le contraire : par contraste, nous apparaît soudain la grâce qui nous est faite avec le don de ce visible.
Seul un art délicat avait pouvoir de la rappeler.
Adieu la pastorale et le rêve paisible, tout tourne autour de nous : le ciel liquide semble brassé par une force obscure qui nous emporte avec l’arbre printanier… Nous voilà interloqués, désemparés, désorbités.
« Désorbité » c’est précisément le mot que Christine Bry a choisi pour le titre d’une étude sur l’univers de Marcel Proust : « Un monde désorbité » où elle analysait, de contretemps en contre-sens, ce qui se passe lorsque, éveillé au milieu d’un songe, ou surpris par un événement inattendu ou brutal, on ne sait soudain plus où l’on est ni ce qu’on fait là. Le monde qui nous entoure est méconnaissable, et l’angoisse s’insinue, envahit tout. A-t-on raté un événement comme on rate une marche, ouvert une porte dérobée, interdite ?...
Derrière une paroi de verre, de grandes femmes aux yeux calmes, profonds comme des lacs, leurs seins lourds à peine voilés de gaze flottante semblent attendre. Mais nous passons ...
Encore troublés, on se souvient d’avoir traversé jadis d’étranges cavernes d’où s’enfuyaient de transparents troupeaux de cervidés si légers et fluides qu’ils semblaient en voie d’apparition... Mais deux mains blanches aux doigts écartés sur une paroi, comme une interdiction, une mise en garde, nous interpellent. Et nous voici dans l’œil du cyclone : Une suite de tableaux ronds, d’oculi, - les tondi -, où se brasse un monde en fusion. Les forces cosmiques s’y déchaînent. D'un magma bouillonnant jaillissent telles des fusées aux couleurs les plus vives, tendres ou violentes, des sortes de comètes. Assistons-nous à l’apocalypse ou à la création du monde ?
Revenons sur nos pas, je veux dire aux tout premiers paysages que l’on avait un instant cru paisibles. Il y avait la nuit, le jour, l’arbre en fleurs et le bois noir, le monde solide et le monde liquide… Ne sommes-nous pas revenus à l’Origine, au mystère de la création, de toute création ? Et c’est peut-être cela même qui se révélera à celui qui, en ces premiers jours de juillet, poussera la porte du Clos des Sources à Montbrison, où seront exposées du 4 au 12 juillet 2019 les toiles de Christine Bry.
Ce ravissement initial conduit, avec évidence, à l’œuvre de l’artiste dont les tableaux sont nourris par toute l’histoire de la peinture. On entrevoit sur ses toiles la présence lointaine, subtile, comme en filigrane, des portraits du Fayoum, des fresques de Pompéi ou encore des huiles de la Renaissance.
Plusieurs de ses œuvres s’intitulent d’ailleurs « Annonciation », en référence au thème favori des peintres italiens ou flamands des XVème et XVIème siècles. D’autres toiles - petits paysages ou triptyques - semblent nées d’un flirt poétique avec les encres et aquarelles japonaises. Cette filiation souterraine avec l’histoire de la peinture nous fait aussi remonter plus loin dans le temps, très loin, jusqu’aux origines de l’aventure picturale. Quand on contemple les grands tableaux intitulés génériquement « Parois », on ne peut que songer à ces peintures rupestres de la préhistoire, peintures justement dites pariétales, restées énigmatiques à jamais. Comme demeurent énigmatiques les grandes toiles sauvages de Christine Bry.
Cette connaissance profonde de l’art des siècles passés est commune à tous les peintres authentiques – ceux qui se consacrent corps et âme à leur art – qu’ils soient connus, voire célèbres, ou obscurs. On en retrouve les traces évanescentes ou visibles, inconscientes ou volontaires et assumées, voire revendiquées, sur leurs tableaux. Il n’est pas de plasticien de valeur qui ne se soit abreuvé des chefs-d’œuvre anciens. La liste est infinie. Bonnard se nourrissait de Velázquez et de Rubens, Basquiat lacérait ses toiles en se rêvant Rembrandt, Bacon ou notre contemporain Alberola arpentaient sans fin les couloirs du Louvre. La lecture des notes d’atelier ou des journaux d’artistes (admirable Journal de Delacroix) confirme cette intimité essentielle des créateurs avec les œuvres d’autres temps et, depuis l’époque moderne, d’autres continents.
Christine Bry, habitée depuis l’enfance par la beauté des formes et des couleurs, ne pouvait que choisir une voie la menant, un jour ou l’autre, à tenter d’exprimer à son tour cette profusion visuelle. Elle suit le séminaire d’esthétique sur « l’Etre et l’ouvert » d’Henri Maldiney, ce grand philosophe récemment disparu, psychothérapeute, ami des poètes et des peintres comme André du Bouchet, Bazaine, Miro, ou Tal-Coat qu’il « découvrit ». Elle rédige sous son autorité son mémoire « Présence et création de l’œuvre d’art ». Parallèlement, la future artiste suit des cours de dessin aux Beaux-Arts de Lyon, étudiant spécialement le nu. Corps nus de femmes que l’on retrouvera sur nombre de ses toiles.
Elle commence à peindre dans les années 70. Elle se forme « sur le tas », prend conseil auprès d’amis et progresse rapidement. Il suffit de constater l’extraordinaire maitrise technique de ses toiles, les glacis principalement, qui réclament un savoir-faire très abouti. Elle commence à exposer en 1981. Ses expositions se succèdent depuis, en province comme à Paris ou à l’étranger, dans des galeries ou des espaces publics.
Depuis 2012 environ, sa production connaît un tournant avec le dévoilement de ces grandes toiles de la série des « Parois ». Même si, dans le même temps, elle continue à peindre figures et paysages dans une sorte d’entre deux. Ces « Parois », dans leurs variations (« Migrations », « Cavalcades », « Grande Arche »…) révèlent des paysages abstraits et tourmentés. On y découvre des embrasements et des explosions cosmiques, des tempêtes solaires, des irruptions volcaniques, des raz de marée peut-être. Les forces telluriques sont en action, cendres grises, éclaboussures d’étoiles ou cieux crevants en éclairs évoquent la genèse, l’aube de l’humanité comme la fin du monde. Les animaux s’affolent et fuient. Aurochs, chevaux, cerfs ou bouquetins… parfois transparents, à peine esquissés, se fondant dans la nuée stellaire ou l’ocre de la paroi. Souvent une tache de feu, mystérieuse, intrigue ou menace. Une ligne rouge ou orangée, parfois double, en bas ou en haut du tableau, apparaît comme une tentative pour rétablir l’ordre dans ce chaos.
Des points bleus, sur les dernières toiles, accompagnent les animaux qui dévalent une pente, donnant le sentiment d’une cavalcade joyeuse plus que d’une fuite. Est-ce la couleur bleue qui apporte une atmosphère plus apaisée ?
BRUMES
Une longue série de petits tableaux s’intitulent « Brumes ». Ce sont des paysages sans figure humaine, à la douce tonalité laiteuse où le gris bleuté domine. L’heure est indécise, aube ou crépuscule. Cette boule pâle dans le ciel est-elle lune ou soleil ? Des fines taches roses, fleurs d’amandier ou de pêcher, qu’importe, tranchent sur le gris. Ces paysages aux collines arrondies sont comme la traduction picturale d’un haïkus japonais, cette forme poétique très courte, en trois segments, qui se doit d’évoquer l’éphémère, une sensation ou un sentiment fugitif, nostalgie ou joie, suggestion du temps qui passe et ne reviendra plus, évocation d’une saison. Des tableaux-haïkus de Christine Bry émane une légère mélancolie tandis que l’on sent le printemps éclore.
PAYSAGES AVEC FIGURES
Sur certains paysages, abstraits et tourbillonnants -que ce soient des diptyques ou des triptyques-, s’inscrivent des figures. Visages de femmes aux yeux clairs, le regard perdu, un peu triste, en attente (Neptunia, Cumes). Ou encore, sur d’autres triptyques, on reconnaît les tendres collines et les pétales roses noyés dans les nuées lactescentes de la série « Brumes ».
Et cette même femme aux yeux clairs et mélancoliques. Sur l’une de ces toiles, elle semble se fondre dans le paysage, prête à disparaître. On songe à un tableau de Bonnard sur lequel la tête orangée d’une femme se mêle à la tapisserie du mur au point de s’y confondre. Sur le triptyque de Christine Bry l’astre pâle, au fond, qui va-t-il enfler, grossir ? Troubler la sérénité qui enrobe les collines bleutées ? Un sentiment de menace diffuse se dégage, né d’une association subite avec le film « Melancolia » de Lars Von Trier, dans lequel un astre mystérieux ne cesse de se rapprocher, annonçant la fin du monde.
PAYSAGE EN TRIPTYQUE
Un tableau – paysage en triptyque – semble un peu à part, tout en résumant, paradoxalement, l’essence de la peinture de l’artiste. C’est une petite toile abstraite aux azurs verts qui évoque une tempête sur l’océan, des flots qui s’ouvrent et peut-être un naufrage. De cette abstraction surgissent vents violents, mer en furie, orages, une voile, un navire englouti, on ne sait, l’imagination s’envole… Et là, la tentation est forte de faire un parallèle avec les dernières toiles de Turner (comme Rough Sea, 1840), les plus troublantes, les plus belles, abstraites avant l’heure. A la puissance suggestive inégalée. Visionnaire… Kandinsky en 1896 à Moscou, découvrant une « Meule » de Monet ne reconnaît pas l’objet. Frappé par la beauté de ce tableau il a « l’intuition d’une peinture ou la couleur rendrait le motif superflu » et ou « les objets sont discrédités comme éléments essentiels ». Formes et couleurs, seules, véhiculent sensations et sentiments.
D’une certaine manière Christine Bry, dans son œuvre, réussit à raccommoder les deux bords de la grande césure qui a marqué l’histoire de la peinture au XX° : elle concilie/réconcilie abstraction et figuration.
Quel formidable bond en avant depuis le paléolithique supérieur, de la peau de bête à Chanel, du biface à la découpe laser,
de la pointe de flèche en os au missile perforant des dizaines de mètres de béton.
Quel progrès, en effet. Et de Chauvet à Auschwitz ? de Lascaux à Hiroshima ? Le petit cheval surgi des profondeurs nous
rappelle qu’il fut un temps très lointain, où toute la place était pour la beauté.
Pour la bonté aussi, peut:être. C’est plus tard, au néolithique, qu’on verra sur les parois de pierre des hordes emplumées se
percer de flèches et se poursuivre, javeline en main. A Chauvet, l’homme est absent. Il se sent si faible alors en comparaison
des seigneurs du monde que sont les grands mammifères, qu’il ne lui vient pas à l’esprit de poser à leurs côtés. Il est également
écrasé par ce grand regard vide du ciel qu’il figure dans le volume de la grotte.
Dans les tableaux de Christine Bry on note toujours son absence, on se perd dans le même vide sidéral. C’est qu’entretemps, après
avoir conquis le monde, ivre de son pouvoir, le même homme a trouvé le moyen d’inventer la solitude et de mettre en scène sa propre disparition.
L’esthétique du vestige présente un puissant intérêt : elle autorise toutes sortes d’audaces. Par exemple : mêler le
naturalisme au fantastique et le figuratif à l’abstrait, oser des figures flottantes qui semblent tenir en apesanteur dans le
tableau, ou bien parcelliser l’œuvre comme si elle était brisée en plusieurs fragments.
En effet, Christine Bry procède souvent à un morcellement de ses peintures : ses toiles marouflées sur panneaux usent
volontiers de la juxtaposition, du polyptyque, voire du retable, à volets mobiles. Cela autorise un « éclatement » de l’œuvre,
une complexification du propos jouant sur l’articulation des niveaux de sens et des registres de représentation. Les retables
de l’artiste de Grignan proposent ainsi la conjonction de plusieurs images, que le maniement des volets permet d’alterner, de
marier ou d’exclure : à l’intérieur, paysages toscans semés de villae antiques ; à l’extérieur, portrait de jeune patricienne
romaine traité en couleurs douces ou envol de putti joufflus tout en grisaille. Et si les peintures empruntant à l’art rupestre
paraissent moins morcelées, elles procèdent bien, cependant, d’une tension entre le plein et le vide, entre le motif dessiné
(taureaux qui courent, empreintes de mains en négatif) et le champ coloré informel (dont les tons de l’ocre au gris bleu, font
clairement allusion aux parois de la caverne).
Parallèlement, Christine Bry cultive un registre plus rêveur, au romantisme plus affirmé encore. C’est le cas de ses
petits paysages au clair de lune, éclairés de lueurs pâles, au chromatisme bleuté et laiteux, ponctué par les quelques touches
roses d’un arbre fruitier en fleurs. Dans l’engourdissement de cette nature nocturne, dans son apparent sommeil, on pressent
le travail des forces obscures, des puissances chtoniennes, de la vie qui pousse en secret. Ces paysages traitent de ce qui
nous échappe ; tout comme ce nu « derrière la vitre » nous laisse entendre que nous sommes déjà dans la déprise de ce qui nous
entoure et dans l’impuissance devant ce qu’il advient de nous. Encore que tout en douceur et en délicatesse, la peinture de
Christine Bry nous questionne sur le passage du temps et la mort qui vient, inéluctablement.
Au cours de ses années d'apprentissage entièrement vouées à la peinture abstraite, l'enseignement d'un de ses professeurs
l'aide à effacer progressivement la frontière théorique entre l'abstraction et la représentation figurative.
L'installation dans la Drôme lui ouvre des espaces nouveaux: les lignes parallèles des champs de lavande, les ondulations des
collines, les multiples éléments qui structurent le paysage fascinent la jeune peintre qui se dégage de l'abstraction.
On retrouvera cette attirance pour le paysage dans la période suivante du travail de Christine Bry. Très vite, les rencontres
avec les visages des femmes, mouvants, expressifs, la touchent bien plus que l'immobilité des paysages. Elle peint alors,
et depuis plus de vingt ans, des portraits de jeunes femmes dont les yeux grands ouverts trahissent l'intense vie intérieure,
les incertitudes, les interrogations que l'artiste leur prête. Elle y introduit un idéal de beauté classique reçu pendant les
années de formation.
Le visage de sa mère, le premier rencontré, le plus proche, lui servira souvent de modèle. Elle est représentée dans des
triptyques, comme d'autres, pensive et rêveuse, à côté de paysages parfois sombres et tumultueux, parfois paisibles.
Certains évoquent la Toscane, pays de l'impossible retour, où elle a vécu heureuse, avant d'en être chassée.
L'ovale et le cercle structurent fortement ces paysages contre lesquels s'appuient les visages. Le portrait de la fille de
l'artiste, à différents âges, continuera la généalogie des femmes. Les rencontres se font aussi par-delà les âges et les
continents : on compare souvent certains portraits de Christine Bry aux antiques « portraits du Fayoum », ces images funéraires
peintes en Égypte aux le et IIe siècles de notre ère. Les personnages regardent fixement le spectateur, comme pour lui léguer
l'essence de leurs pensées, de leur vie. Mais elle n'avait pas connaissance de ces portraits, lorsqu'elle a fixé ses propres
modèles sur des tablettes semblables à celles du Fayoum. Une jeune amie anglaise, une femme noire partageront aussi son univers
et habiteront ses toiles pendant plusieurs années. Dans de sobres grands formats, l'Africaine s'appuiera parfois sur l'ovale
solide d'une jarre ou contre la fragilité d'un roseau ou d'un motif de broderie.
On retrouvera aussi cette dernière dans les grands formats que Christine Bry appelle « Les Porteurs» : les portraits sont
cantonnés dans le registre inférieur des tableaux, à la manière d'une prédelle de retable. Les personnages « portent» alors
au-dessus d'eux de grandes masses de nuages et d'éléments en mouvement. Sombres dans les premiers «porteurs », ces paysages
abstraits, qui dominent les humains, vont s'éclaircir par la suite et devenir quelquefois de véritables nuées incandescentes.
Il arrive aussi, depuis quelques années, que l'artiste délaisse le portrait pour explorer le corps en mouvement, souvent le corps
seul, dans l'envol des anges ou dans les chatoiements colorés de la chair derrière les vitres d'une véranda. Elle fait alors
jouer les reflets du soleil sur la toile de la peau. C'est une étape nouvelle dans la découverte de la vie intérieure et de la
beauté de ses personnages. Nous ne connaissons pas la vie de chacune des femmes que représente Christine Bry; nous les devinons,
certaines soucieuses, d'autres rassurées, mais toutes préoccupées de leur destin, et du nôtre, sous les masses de nuages, dans le
calme ou la tourmente des paysages. Pour la troisième fois en vingt ans, le musée d'Apt invite Christine Bry à présenter son
travail. A l'occasion de « Portraits de femmes », pendant tout le mois de mars 2009, les femmes de Christine Bry rencontrent les
femmes des collections du musée. Lors des visites guidées de l'exposition et des collections permanentes, à travers leur présence
sur des inscriptions, des peintures, des sculptures, ou par leurs créations propres, elles vous invitent à parcourir vingt
siècles d'histoire sociale et de vie publique ou intime.
Christine Bry peint la beauté des peaux, le mystère des regards et des visages et, en même temps, tout autour, dans une dualité assumée,
elle s'empare de l'abstraction et revendique sa radicalité. Rien de complaisant ici. L'abstrait a sa place. La chair est
là aussi, jamais comme un concept, plutôt comme une réalité troublante, familière, au-dessus de laquelle surgit le monde
complexe et indéfinissable qui nous chapeaute, nous englobe, un monde que les adolescents de Christine Bry portent
tranquillement sur leurs épaules ...
Voilà ce qu'on découvre de prime abord dans ces toiles.
Ou alors, repliés dans des triptyques, ce sont des paysages plus primitifs, des perspectives nocturnes qui nous empoignent,
très douces, très anciennes, avec des touches de lumières brouillées par la nuit, par la lune qui pointe, par de vieux
souvenirs qui remontent.
Ces visages, ces corps, ces paysages habités de réminiscences assument la beauté avec une sorte de paix, d'étonnement serein ...
J'ai le sentiment que la juxtaposition dans la même peinture d'une manière qui décrit le monde et d'une autre qui le médite provoque
cet étonnement heureux. II fallait oser une telle juxtaposition de genres. Il fallait braver les traditions et les nouveaux
académismes qui, dans un même élan auto protecteur, déclarent impossible ou inopérant tout dialogue entre la figuration et
l'abstrait, tout vis-à-vis ...
Le travail de Christine Bry est singulièrement audacieux. Une harmonie s'installe dans cette peinture, un mystère creuse son
chemin entre les inquiétudes du monde, ses excès, ses vertiges et, quoiqu'on en dise, sa beauté immuable.
Elles n'ont pas besoin de se reconnaître, elles sont la présence de ce qui se regarde et de ce qui s'échappe.
L'une et l'autre portent le ciel, tempête de feu crachant ses flammes, terre écarquillée du murmure des anges.
Elles n'ont pas de mots, elles. Pas même de chuchotements.
A l'intérieur de leurs regards tout déjà se sait. Elles sont la
hauteur. Elles sont le port altier de l'amour, la figure souveraine et soumise de l'offrande. Elles ne demandent ni grâce ni
pardon. Elles sont présence infinie de la terre qui fait danser le divin. Elles n'ont plus que leur visage. Elles sont mâles
et femelles, face et reflet, ombre, éclat. On aimerait échouer au plus profond de leur pensée, naître à leur force qui tient,
à la fois si légère et si puissante, ce plafond céleste où tout se joue: la matière, le souffle, l'origine de la vie, la
brûlure. Or, elles ne sont ni tristes ni souffrantes. La douleur en elles éblouit ce qu'elles retiennent.
Il ne s'agit pas de portraits. Ce sont des figures que le mystère détache auprès de nous. Même celles qui ont les seins nus
ont entraîné avec elles un peu de ce fond insaisissable dont elles viennent. Il est leur milieu originel, celui qui les
irrigue, continue à les nourrir secrètement.
S'il se laisse percevoir, c'est peut-être afin que l'on admire mieux qu'elles s'en distinguent pour être elles-mêmes,
s'affirmant, une fois parvenues au visible, avec une belle et tranquille évidence.
Longtemps le fond se présenta comme l'Élément. Air, eau, terre, feu n'y étaient pas encore discernables l'un de l'autre,
si bien que le personnage voisinait avec une étendue mouvante, comme un ciel qu'auraient empli des laves fluides, où auraient
échangé leurs places des lacs lumineux.
À présent, le paysage - campagne, chemin, buissons, nuages, couple d'arbres, par exemple - s'est constitué, et c'est avec lui
que le personnage partage le tableau, diptyque ou triptyque. Peint en buste, un jeune garçon occulte pas loin de la moitié du
ciel, dans Nocturne II, lorsque cette œuvre est fermée. Aucune transition entre lui et l'atmosphère, non plus qu'entre lui et
le terrain; opposition il y a même entre celui-ci que parcourent des sortes de strates et la verticalité de l'adolescent qui
a apporté avec lui sa dimension. Avec les champs, les effluves de la brume, le halo lunaire, il n'a aucune mesure commune : il
leur impose sa présence avec la force d'une apparition. Ouvrons le triptyque: nous nous trouvons devant des champs diversement
inclinés qui cèdent vite la place à un ciel qui nous semble monter des profondeurs cachées vers lesquelles plonge le terrain.
Bref, l'Infini accoste ici. Afin de le produire, ledit ici. Admirable, la façon poétique, si juste, dont Christine Bry nous
montre l'Infini se tenant au contact du fini qui y a éclos, si bien que des deux nous vient, tel un parfum, une unique
présence : les buissons bleu pâle à allure de nuages et les deux petits arbres qui ne sont guère que des touffes roses ont
la consistance vaporeuse de ce qui n'est que transitoire. Pourtant l'Infini se plaît en l'éphémère. Le présent est pour lui
une précieuse halte. En le concret, l'élément indifférencié, mouvant, sujet aux expansions éruptives, s'est apaisé.
Qu'a à voir le garçon avec cette scène naturelle offerte au mystère pour qu'il s'y manifeste? Pourquoi, de même, la plus
jeune des Deux Sœurs interrompt-elle la continuité du paysage, le divisant en deux parties qu'elle sépare, l'entrebâillant
comme on fait de volets? Elle y intercale sa tête, son buste qui ont même hauteur que le vaste ciel orageux posé sur un peu
de campagne peinte de verts et d'ocres. Pourquoi? Eh bien, parce que le mystère est en elle comme il est dans l'étendue dont, pour surgir, elle a écarté deux pans. Advenue par effraction, elle ne s'intègre pas, sans pour autant donner le sentiment d'être une intruse. Si immixtion il y a, on ne saurait cependant parler d'usurpation. Il est remarquable que les deux présences s'équilibrent - exactement. Pour le montrer, cela, il fallait s'être adonné à une longue quête méditative, aimante, fascinée, inspirée, s'être attaché, attardé, à contempler tant les visages que la nature étendue en son énigme. Les œuvres de Christine Bry auraient donc pu se partager en deux versants. D'un côté, il y aurait eu, tantôt l'Élément, encore sauvage (on y aurait vu les nappes et les nuées concurrentes que les forces cosmiques épandent à profusion, ces plages fluides, aussi, sur lesquelles règne une lumière que la matière occulte, mais qui sait, ici ou là, en traverser l'épaisseur), tantôt, le spectacle s'étant assagi, des prés, des haies, des collines et vallonnements modestes, un sentier, éventuellement quelques maisons. De l'autre, le second versant aurait été réservé à l'être humain; en chacun de ses tableaux, eût paru seule l'une de ces personnes, au maintien tout à la fois simple et hiératique, qui nous sont présentées comme à leur insu. Il n'en a rien été. D'aucun intérêt n'eût été pour Christine Bry semblable spécialisation qui aurait eu pour effet de disjoindre les deux objets - d'importance égale - de sa fascination. Spontanément, elle a éprouvé le besoin d'une confrontation. En cela réside l'essence de son propos: conjoindre deux ordres de réalité qui sont, a priori, étrangers l'un à l'autre. Non pas qu'elle les tourne l'un vers l'autre; elle se contente de les juxtaposer. Toutefois, ils se trouvent exposés à un même regard, lequel en prend acte ensemble et, donc, les réunit. Qu'ils naissent à ce regard qu'ils paraissent - de façon simultanée, et ce bien qu'ils soient les aboutissements sous nos yeux de deux trajectoires - immatérielles - différentes, qu'ils accèdent au visible séparément et pourtant en même temps (pour nous, s'entend) : c'est vers cette paradoxale conjonction-là que s'est patiemment acheminé le travail de Christine Bry; il est difficile à la pensée contemplative de ne pas s'y arrêter. Vertigineuse est la différence qui sépare la matière, même se présentant avec les traits d'un paysage, et la créature porteuse de pensée: en dépit de quoi se laisse pressentir entre elles une parenté secrète. C'est elle qui va suggérer à l'artiste le rapprochement hardi auquel on doit la cohabitation des opposés en une même œuvre. Les deux mystères, celui de la nature, diffus, et celui qui dans le regard, tout au contraire, se concentre, ne font qu'un: voilà ce que nous enseigne Christine Bry, avec une gravité pudique, avec tact, si bien qu'on mesure mal l'audace profonde de son propos, sa force visionnaire. C'est d'une voix douce qu'elle nous dit : l'immensité muette et la personne érigée en sa limite, mais aussi en son unicité miraculeuse, sont complices. Pour être complice de cette complicité-là, encore fallait-il avoir l'intuition que les deux, séparées pour avoir divergé, demeuraient reliées (invisiblement) à une même Origine. (Et puis, la personne n’a-t-elle pas été désirée par l'univers? L'univers ne l’a-t-il pas minutieusement préparée, patiemment portée jusqu'à ce qu'elle en soit le sommet? On voit à cette personne, telle que Christine Bry la perçoit, la dignité de l'être qui demeure accompagné de son mystère originel, dignité simple et juste ; fréquemment s'y allie la douceur.) Seule la longue assiduité de l'artiste auprès de l'Énigme lui a permis d'offrir à celle-ci les paysages où elle se recueille, où sa présence est devenue sensible, où le grandiose se fait délicat. Le mystère disposait déjà de l'écrin des yeux. Christine Bry y ajoute celui du diptyque ou du triptyque à l'abri duquel, lorsque s'ouvre la peinture close, l'intimité silencieuse de la campagne se découvre. Sur elle veille, avec discrétion, une ferveur.